Sept ans après le merveilleux Shelter, Dan San sera de retour le 28 avril prochain avec Grand Salon ! A cette occasion, nous avons eu la chance de rencontrer Jérôme Magnée et Thomas Médard, les deux membres fondateurs du groupe liégeois. Nous avons abordé avec eux la genèse, la création et les thèmes de cet album. On vous laisse découvrir cet entretien tout en simplicité !
Vous revenez après six ans d’absence avec Grand Salon, racontez-nous son histoire !
Thomas : Dans la réalité, on se dit que ça fait si longtemps mais après la sortie de Shelter on a tourné pendant près de deux ans et demi et après, on a eu besoin d’une pause ! Ensuite, le confinement est arrivé et c’est à ce moment-là qu’on a commencé à travailler sur ce nouveau disque. On n’a pas vu passer ces sept années et, chez Dan San, on aime prendre le temps et ça été encore le cas pour Grand Salon. Au début du processus, ce sont des chansons que soit moi, soit Jérôme, on amène à l’état de démos. On a dû aussi se poser la question de savoir l’album qu’on avait envie de faire musicalement. On a tous voulu s’éloigner un peu du côté indie très produit avec plein de couches, du synthé et d’harmonie de voix et aller vers quelque chose de plus limpide dans l’écriture qui peut tenir en guitare/voix/piano pour en faire quelque chose d’intelligible sans trop de surproduction autour !
Jérôme : A la base, on est parti sur un disque de ballades mais le temps que nous a offert les multiples confinements, on s’est reposé la question de savoir: est-ce qu’on irait pas vers quelque chose de plus lumineux, des chansons qui tirent vers les belles choses ? On a commencé à composer des chansons plus lumineuses, un peu plus rapides et toujours avec des thématiques un peu mélancoliques parce que ça fait partie de notre ADN … mais musicalement avec plus de lâcher prise ! On voulait trouver de la joie à jouer ensemble et en intellectualisant un peu moins les choses. Au final, ça transforme ce disque en quelque chose d’assez équilibré entre lumière et noirceur sinon, il aurait été vraiment très triste !
Thomas : cette deuxième salve de chansons a donné des titres qu’on aurait jamais pu faire il y a quelques années de cela sur d’autres disques. Hard Days are Gone avec son côté un peu Beatles, on se serait dit « on ne la prend pas ! » On a eu la même réaction avec Lose My Mind et son côté Michael Jackson ou encore Midnight Call trop Motown. Mais là, on s’est dit, on a trop de plaisir à les jouer, elles nous font du bien, on les garde, on les travaille et on s’amuse !
Quelle est la signification derrière ce titre Grand Salon ?
Jérôme : C’est un moment en fait ! On a enregistré pendant trois semaines à La Frette à Paris, un studio un peu magique, résidentiel. C’est un manoir du XIXème siècle où on mange, dort et enregistre dans le même bâtiment. Toutes les pièces ont des tailles et des sonorités différentes et sont toutes câblées pour pouvoir enregistrer, avec des hauts plafonds, des moulures mais avec de la moquette au sol et une déco originale. Pendant un enregistrement, il y a souvent des moments d’attente car c’est du matériel très vintage, il faut le temps d’installer les micros et le matériel. On était donc dans cette pièce et on improvisait un truc !
Thomas : Chacun avait pris un instrument qui n’était pas le sien : le batteur est allé la basse, le bassiste au piano, … on a tous changé d’instruments. On était là, on chillait, on ne savait pas trop ce qu’on faisait !
Jérôme : Quand notre producteur, Yann Arnaud, est arrivé pour dire que tout était prêt, il nous as dit « c’est quoi ce truc ? » – « Je sais pas on improvise. » – « Non non c’est bien on va l’enregistrer » et puis il nous dit « je note quoi comme titre pour la session ? » – « Mets Grand Salon, on trouvera un titre plus tard ! »
Thomas : C’est marrant, je me souviens qu’on enregistrait une prise, la fenêtre était ouverte et Yann entendait les bruits dehors. Je lui demande s’il veut qu’on ferme la fenêtre ! « Non, pas de problèmes, je vais aller mettre des micros dehors pour entendre mieux les oiseaux et la nature. » Cette ambiance ouvre d’ailleurs ce morceau.
Jérôme : Ce morceau a tellement cristallisé ce qu’il s’était passé pendant l’enregistrement à La Frette que lorsqu’on s’est posé la question sur le nom de l’album, c’est très naturellement qu’on a décider de choisir ce titre ! Toutes les chansons ne se sont pas faites comme ça mais ce moment de partage, presque magique, a été fondateur.
Thomas : On s’est sentis faire partie d’un tout, on avançait comme une seule entité et c’est pour des moments comme ceux-là qu’on fait de la musique aussi. Dan San ce n’est pas un projet solo, d’un chanteur ou d’un autre et puis le band derrière. Ce ne sont pas l’addition d’individualité, c’est Dan San !

Qu’est-ce que ça représente pour vous d’enregistrer aux studios de La Frette, là où Nick Cave a réalisé Skeleton Tree par exemple ?
Jérôme : C’est la deuxième fois qu’on enregistrait dans ce studio. Ici, j’ai découvert ça d’une autre manière. La première fois, pour Shelter, c’était l’émerveillement total mais j’étais un peu intimidé par les lieux et je n’en ai pas profité à fond. Cette fois-ci, on y allait un peu plus longtemps et comme on connaissait déjà les lieux, je me suis dit que je devais en profiter un maximum : aller dans chaque pièce, toucher à tout, fouiller les armoires, …
Thomas : Il y a un truc marrant, une pièce interdite aux musiciens qui est littéralement remplie de guitares vintage à des valeurs inestimables. Et comme Yann Arnaud est habitué des lieux et ami avec le propriétaire, il pouvait aller prendre les guitares pour qu’on s’en serve. Il disait souvent « fais gaffe quand même ! »
C’est quoi la patte Yann Arnaud, votre producteur ?
Jérôme : On dit souvent que c’est le gars qui met un costume sur mesure à la chanson. Il va prendre la chanson et lui fabriquer un costard hyper classe sans effets de manche et se séparer des choses inutiles. Il élague beaucoup et amène des idées qui vont là où les émotions se trouvent. Il n’essaye pas de camoufler une chanson derrière de la surproduction, c’est même souvent l’inverse. Il y a notamment une chanson que l’on jouait dans un rythme up-tempo et il nous a directement conseillé de la faire en piano-voix. « Arrêtez avec vos fioritures, vous chantez avec le piano et puis voilà ! » Il avait raison alors qu’on était pourtant à deux doigt de la jeter à la poubelle !
Thomas : Il a gagné notre confiance avec les années donc on lui laisse les clés. On se laisse conduire alors qu’on est très control freak sur notre travail !
Jérôme : Il a un bagage énorme, il a fait des disques de fou pour les Sparks, Dominique A ou encore Syd Matters (la liste est longue). C’est la grande classe !
Thomas : Il y a deux familles de producteurs : ceux qui s’impliquent énormément dans la structure des chansons et ceux, comme lui, qui sont plus dans l’humain. C’est un fin psychologue. Il s’adapte en fonction de chaque musicien comme par exemple pour Leticia Collet (notre claviériste). Elle chante très très bien mais sa voix est très douce et très fragile et elle n’a pas toujours été à l’aise pour chanter. A un moment donné, Yann a fait sortir tout le monde de la pièce et il l’a mise dans LA bonne atmosphère pour en tirer le meilleur. Il a ce truc que j’adore chez lui, c’est qu’il va cultiver les imperfections (alors que c’est facile avec les machines et home studio actuels de corriger tout) et rechercher la vie dans la musique !
J’ai eu la chance d’écouter l’album. Il est très organique et ressemble beaucoup à une bande originale ! Comment ressentez-vous cette perception ?
Jérôme : C’est un beau compliment ! J’ai toujours vu la musique comme une BO de la vie. Le côté organique est dû au fait qu’on enregistre en live chacun dans une pièce et on se voit pas forcément (sauf dans la grande pièce où le batteur voit le pianiste et/ou le bassiste). On met le violon dans la cave parce que c’est plus facile pour la prise de son …
Thomas: … et la guitare acoustique dans la dead room qui n’était pas plus grande qu’une toilette ! C’est l’isolement total et on espère qu’on nous n’y oubliera pas ! (rires)
Vous abordez des sujets très variés (le désespoir, vivre l’instant présent …) et notamment la dépression dans 1994, pourquoi avoir choisi cette année-là en particulier ?
Jérôme : Le texte vient de moi et parle de la dépression des enfants. Pendant les années COVID, je suis tombé sur un reportage à propos d’un service de pédiatrie en France. Ils expliquaient que la pandémie avait fait exploser les cas de dépression chez les enfants et que les urgences pédiatriques psychologiques étaient surchargées, les enfants ayant besoin de plus de contacts que les adultes avec leurs semblables pour se créer, grandir et évoluer. A un moment, un journaliste va voir un petit gars qui devait avoir sept ans et lui demande pourquoi il est là et, il répond « parce que j’avais plus envie de vivre ! »
Tout ça a résonné en moi de manière très forte. En 1994 (j’avais huit ans), j’ai fait une dépression de l’enfant et à l’époque ce n’était pas compris (encore maintenant d’ailleurs) et la réaction du monde adulte a été très compliquée à vivre. Cette incompréhension génère souvent de la frustration, de l’angoisse qui se transforme en colère. Ce n’est pas de ça que l’enfant a besoin mais de l’écoute et ce n’est pas facile pour les adultes d’appliquer ça ! Et voir ce gamin dire ça, je comprenais tellement ce qu’il voulait dire, je comprenais son désespoir de ne pas être compris par les adultes !
Les premières notes de Hard Days Are Gone font penser au Beatles, j’ai lu que c’était lié en partie au documentaire de Peter Jackson. Pouvez-vous nous expliquer ?
Thomas : C’est Jérôme qui le regardait, enfin on le regardait tous les deux … en fait tout le monde le regardait !
Jérôme : La chanson ne parle pas du tout des Beatles. Elle a une thématique propre ! Elle est arrivée très tard dans le processus de création. Notre producteur nous a conseillé de lire « la bible » de l’ingénieur du son des Beatles (ndlr : En studio avec les Beatles de Geoff Emerick) qui explique comment il avait enregistré à peu près tous les albums des gars de Liverpool à Abbey Road ! Les Beatles étaient donc partout dans ma tête. Quand on est arrivés en studio avec cette chanson là, avec l’idée du lâcher prise qu’expliquait Thomas, on a ouvert la boite de Lego et on a joué avec tous ces codes présents dans le livre et le documentaire !
Thomas : Il se trouve que dans le studio, on avait tous les outils de l’époque des années 70 à notre disposition : enregistreur à bandes, des cabines Leslie,… Tout les outils techniques étaient là et avec la maîtrise de ceux-ci par notre producteur, on s’est amusés à recréer des effets comme eux le faisaient ! Le refrain, c’est notre signature mais le couplet est clairement un hommage aux Beatles !
Jérôme : Ça fait partie du côté « on n’est pas là pour longtemps, autant s’amuser ! » (rires)
Vous êtes impliqués dans plusieurs projets musicaux (Pale Grey, Condore, …), en quoi ça influe sur votre créativité ?
Jérôme : Ça l’enrichit très très fort ! Le fait d’être en contact avec des musiciens différents, faire de la musique différente, de parfois se mettre au service des autres plutôt que de défendre sa propre musique, c’est hyper enrichissant ! Thomas disait, tout à l’heure, ce type d’expériences prend ton égo et ça l’éloigne de toi !
Thomas : Il y a ce truc aussi où on peut s’exprimer de manières différentes. Chaque projet a son sac mais lorsque tu sors un texte ou une musique pour Dan San, si tu acceptes de la mettre sur la table, tu acceptes que tout le monde propose des choses et qu’elle risque de changer. Une fois qu’elle est sur la table, elle est à tout le monde et on s’amuse avec et c’est la meilleure idée qui gagne. Le fait d’avoir des projets sur le côté permet de ne pas trop s’accrocher à ses propres idées, à ne pas vouloir qu’on y touche. C’est plus à moi, c’est à NOUS ! Quand on travaille avec d’autres techniciens de la musique, on observe, on apprend et on vient tous dans Dan San avec le bagage accumulé et des technicités différentes. Tout cela mis l’un dans l’autre ça nous nourrit énormément !
Qu’est-ce qu’il y a derrière The Unknown ?
Jérôme : C’est une chanson qui parle à l’être aimé mais qui peut être interprétée différemment, c’est aussi une main tendue vers le monde extérieur. Ça parle de cette peur qu’on a tous dans la vie, de transcender nos réalités, c’est-à-dire nos métiers, notre sécurité financière, l’endroit où l’on vit/d’où on vient, ne pas trop s’éloigner de sa famille. Ça parle de ces peurs là et de l’importance (en tant qu’être humain) de prendre ces peurs et de les mettre à la poubelle. C’est une main tendue vers les autres en disant « viens on va vers l’inconnu ensemble car c’est ça vivre ! Si ça te fait peur c’est que c’est bon, si ça te fait pas peur c’est que c’est pas bon. » Ça veut dire que tu restes immobile et que tu restes en place mais que c’est ton devoir de bouger et c’est ce qui te permet d’aller de l’avant !
Dans quelques semaines, vous allez faire des release party. Que peut-on en attendre ?
Jérôme & Thomas : Ça va être nul, ne vous attendez à rien ! (rires)
Thomas : On a toujours eu beaucoup de plaisir avec Dan San de se dire que si on joue une chanson comme sur le disque, ça ne va pas nous amuser et le public encore moins. On s’amuse à changer les fins de chansons, à changer les moods et à trouver des tricks de live. On creuse toujours pour trouver ces fameux tricks ! Comme on connaît déjà bien les chansons avant de les enregistrer, on a déjà de bonnes idées sur ce que vont devenir ces chansons en live. On rajoute rarement des choses, on a tendance à les simplifier pour les rendre plus limpides !
Jérôme : Le mot qui convient le mieux pour nous définir en live, c’est le partage ! Les gens sont là pour vivre un moment unique et on doit ouvrir la porte pour que ce public devienne, lui aussi, acteur du concert. On veut qu’il nous donne autant que ce qu’on leur donne ! Une tournée, c’est un être vivant donc on adapte les choses jusqu’à à la fin de la tournée.
On arrive au bout de l’interview et on va un peu sortir de votre actualité. On a envie de connaître les albums qui tournent actuellement en boucle sur vos platines ?
Jérôme : Il y en a deux : Les grandes artères de Louis-Jean Cormier, artiste québécois, qui est d’une sublime tristesse. Il est très peu connu ici en Europe mais je le recommande vivement. C’est en français étonnamment ! J’écoute beaucoup Theo Katzman, le batteur de Vulfpeck. Il a plusieurs disques solos. Mais je reviens souvent sur Modern Johnny Sings: Songs in The Age of Vibe. C’est un superbe disque très loin de notre style. Il est à la fois triste et joyeux mais avec une musique très positive. Ça groove grave !
Thomas : J’écoute beaucoup de folk en ce moment mais celui qui revient beaucoup, c’est Instrumentals de Adrianne Lenker (chanteuse de Big Thief). Il y a aussi l’album éponyme du groupe américain Florist dans un style plutôt low-fi ! Et sinon, tout récemment, le supergroupe Boygenius avec un premier disque avec des vraies stars féminines de la musique (Phoebe Bridgers, Lucy Dacus et Julien Parker). Tu sens que c’est des chansons qu’elles auraient pu mettre dans leurs albums respectifs. C’est un vrai disque plein d’énergie et avec des textes très engagés. C’est fou !
Jérôme, tu évoques un artiste qui chante en français. Pourquoi il n’y a pas de chansons en français dans le répertoire de Dan San ?
Thomas : On a essayé tous les deux mais séparément !
Jérôme : C’est une question de culture musicale. On écoute de la musique en anglais depuis toujours et ce qui est étonnant, c’est qu’on écoute de plus en plus de chansons en français ! Donc ce n’est pas impossible qu’un jour on s’y mette.
Thomas : J’ai essayé mais je n’y arrive pas ! Je trouve que ça ne marche pas quand je le fais et un peu à regrets parce que ça me ferait kiffer. Je n’ai pas encore trouvé la voix pour que ça soit beau, émouvant et touchant !
Jérôme : Parfois je fais des chansons en français chez moi mais je trouve ça très mauvais ! Elles se retrouvent souvent au fond d’un tiroir.
Thomas : Ce que je me dis c’est que pour l’instant, et ça fait plus de vingt ans qu’on fait de la musique en anglais, on n’a pas l’impression d’avoir fait le tour ; je me répète, j’ai des automatismes de texte, je n’arrive plus à m’exprimer qu’avec ce médium qu’est la langue anglaise. Je n’ai pas encore été assez loin dans toutes les subtilités de cette langue. A chaque album, Jérôme et moi on prend du plaisir à travailler nos textes et de plus en plus. On a encore du boulot pour aller dans cette subtilité et peut-être qu’un jour on aura fait le tour et qu’on aura besoin d’un nouveau souffle. Et là, on se tournera peut-être vers …
Jérôme : Le portugais ? (rires)
Thomas : Peut-être, qui sait ! (rires)
Merci, une fois encore, à Jérôme et Thomas pour cette interview. Grand Salon sortira le vendredi 28 avril et vous retrouverez le groupe pour quelques release party à Bruxelles aux Nuits Bota, à Liège, à Paris et même à Amsterdam !